"REFUGE" aborde deux sujets délicats ; les comportements liés aux maladies mentales et la violence familiale, principalement envers les femmes. Deux sujets qui interrogent beaucoup d'entre nous, principalement dans un monde où l'on stigmatise le moindre événement, où l'on cherche à nous manipuler de façon grossière, où l'on est devenu acteur d'un spectacle orchestré dans l'ombre par des "sociétés" qui tirent les ficelles de nos dirigeants, tous aussi caricaturaux (et pervers) les uns que les autres. Le titre de mon roman révèle alors toute son ambiguïté. Il est à l'image de ce monde souvent oppressant qui nous oblige à nous refermer sur nous-même, bien à l'abri, pourrait-on croire, mais qui risque également de nous faire chavirer dans les méandres de la démence. À l'image symbolique de ce manoir isolé sur cette muraille de roches dominant la mer, décor central de l’histoire, il vaut mieux réaliser, avant qu'il ne soit trop tard, qu'on ne remonte pas la falaise après s'être jeté dans le vide.
Dix années ont passé depuis les décès de son fils Théo et de son mari Pierre, dix longues années durant lesquelles Emma Balmer s’est réfugiée entre les murs de son manoir dans une solitude alcoolisée, agrémentée d’une réelle aptitude pour la peinture, un talent artistique, une étincelle de vie qui l’aide à ne pas sombrer totalement. Pour la quinquagénaire, les rares occasions de fréquenter la ville sont principalement réservées à ses séances de « psy », jusqu’au jour où elle croise la route de Manuel, un jeune Espagnol, séduisant et mystérieux, qui prétend parcourir le pays à la recherche de son père disparu. L’arrivée au manoir du bel étranger ne va pas manquer d’engendrer des réactions extrêmes chez Emma et ainsi raviver de douloureux souvenirs, d’autant plus qu’elle commence à réaliser, jour après jour, que ce bellâtre madrilène représente un étrange amalgame entre Pierre, son mari qu’elle haïssait et, Théo, l’amour de sa vie.
"Facile d'y entrer, impossible d'en sortir"
REFUGE
Extrait "REFUGE" - chapitre 5 et 6 :
Un frisson traverse son corps tout entier. Les recoins sombres de l’entrée du manoir n’ont jamais été ainsi fouillés du regard. Et pourtant, aucune ombre suspecte en vue de cette « folle d’amazone ». Une fois encore, Emma doit se faire à cette idée, ces hallucinations seront toujours là, du moins tant qu’il faudra ingurgiter ces saloperies de médocs. Mais dans la plupart des cas, ces apparitions correspondent à des objets ou des ombres de la nature qu’elle voit sous d’autres formes que ce qu’elles sont vraiment – tel un tronc d’arbre mort, au bord d’une route, qu’elle prend pour une sorcière portant un haut couvre-chef et qui la désigne d’un bras accusateur comme la coupable d’un acte qu’elle n’aurait pas commis. Sentiment très humain la « culpabilité », et souvent le sujet de ce genre de vision. Elle sait de quoi il en retourne, sa vie a toujours été telle une route sinueuse truffée d’obstacles de même nature. Emma jette un coup d’œil à sa montre, récupère d’un geste vif son sac à main puis ramasse au passage ses clés sur le petit meuble à chaussures, proche de la porte principale. Elle claque la porte en sortant de la maison, histoire de chasser de son esprit, et de son manoir, les mauvais esprits – on ne sait jamais !
La puissante Audi A5 Sportback fonce sur la route déserte et arrive vite à l’entrée de la petite ville côtière. En quelques secondes, elle vient de parcourir un peu moins de deux kilomètres. Les freins chauffent au moment où l’Audi passe, en un battement de cils, d’une pointe de vitesse à 144 km/h à un petit 50.
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Encore manqué, murmure Emma, à la fois ironique et austère.
Roulant au pas, ne croisant « âme qui vive », la voiture de luxe commence à traverser Percheville. La riche quinquagénaire constate que les soirées de cette bourgade n’ont pas changé d’un iota, depuis ces dix dernières années. On ressent toujours cette sensation étrange de traverser une ville fantôme. « Je dois être moi-même un fantôme. », songe Emma, avec dérision, tandis qu’elle s’attarde à admirer la façade de l’église décorée de petites lumières rouges discrètes placées sous le porche. Les vitraux, ainsi que les arcades romanes, procurent au lieu saint un côté féérique, stratégie commerciale du culte afin d’attirer sans doute quelques futurs adeptes en manque de « lumière ». D’un brusque coup de frein, le bolide stoppe devant le portail du monument qui s’entrouvre.
« Une lueur blanche éblouissante filtre entre les battants. En son centre, un ange de lumière déploie ses ailes, son visage, noyé d’une clarté divine, lui apparaît comme étant celui du père François Barreau. Les yeux grands ouverts, Emma descend de sa voiture et traverse la rue pour rejoindre l’apparition. L’ange ailé l’enserre de ses ailes lumineuses qui s’embrasent alors. Elle cherche à échapper aux flammes, découvre le visage du prêtre qui se transforme, mi-homme, mi-bête, et dont la peau se disloque, laissant place à une sorte de face de loup à deux cornes aux yeux bridés et jaunis. La mâchoire du démon s’ouvre sur des dents longues acérées qui se plantent dans son cou avec une violence extrême. Un flot de sang noir jaillit… Un cri strident emporte Emma dans un autre lieu, sur une barque, au beau milieu d’un lac qui s’enflamme petit à petit autour d’elle… Terrifiée, elle marmonne des mots incompréhensibles, avant de se laisser tomber dans le lac de feu ».
Les yeux d’Emma s’ouvrent dans un sursaut. Elle réalise qu’elle s’est assoupie. Aucun ange de l’enfer à l’horizon et le portail de l’église, vu d’ici, paraît bien fermé. Ces cauchemars deviennent pires, de jour en jour, même si elle s’en remet très vite. Cela fait pourtant des années que ces délires la hantent à chaque plongée dans le sommeil. Parfois, elle pense en être vraiment accroc, pareil à une drogue dure. Sans son petit cauchemar journalier, la vie semblerait un peu monotone, s’était-elle entendue dire à plusieurs reprises.
Les yeux rougis de larmes, Emma démarre en trombe – une manière de calmer un temps ses angoisses récurrentes, tout en se parlant à elle-même.
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« Je suis solide, malléable, tel un roseau sous la tempête ».
En peu de temps, l’Audi A5 arrive à l’autre extrémité de la ville. Emma freine à la hauteur de l’unique pub, à des kilomètres à la ronde. « L’Angel Rock » ressemble à un navire de pirates. D’ailleurs, un drapeau de grande taille, éclairé par des néons jaunes, montre le blason de tête de mort sur lequel sont rivées des ailes d’anges noires décaties. Après un cauchemar aussi intense avec le « prêtre démon aux ailes de feu », ce nom « L’Angel Rock », et le look de la façade du pub, un tantinet ringard, la fait sourire. En ouvrant sa vitre, Emma perçoit un brouhaha humain et musical.
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Enfin de la vie !
D’un coup de volant et d’accélérateur, Emma fait crisser les pneus de son bolide et pénètre sur le parking d’en face, où sont garées une dizaine de véhicules. Les autres voitures aux alentours sont quasiment toutes des épaves. Elle hésite un instant et vérifie le « night-club » le plus proche de l’endroit où elle se trouve – le GPS indique 32 kilomètres.
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Pas le courage, ma belle, se dit Emma, en braquant son rétroviseur intérieur sur son visage.
Une touche de rouge à lèvres, un réajustement de chapeau et la voilà fin prête. Elle se sent grisée, encore un peu sous l’effet de l’alcool ingurgité avant son départ. Une longue inspiration, et Emma sort de sa voiture pour se diriger vers le pub. En résonance, on perçoit la chanson intitulée « One » du groupe « U2 ». Légèrement titubante, elle s’exclame, avec tout de même un peu de retenue.
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Wouah ! Toute mon adolescence !
6
À peine a-t-elle poussé la porte du pub « L’Angel Rock » que « U2 » disparaît, laissant place à Amii Stewart et son « Knock on Wood » brûlant et rythmé de l’année 79.
La déco du pub en bois foncé, surmontée de poutres imposantes, ainsi que les compartiments aux sièges en cuir râpé rouge, donnent dans le style des galions de pirates, l’effet étant appuyé par une affiche à l’entrée du lieu représentant Johnny Depp dans « Pirates des Caraïbes ». Le célèbre Jack Sparrow est encerclé de drapeaux noirs à tête-de-mort, et d’une vingtaine de bougies fixées sur un présentoir chargé de cire figée, telles des stalactites au ton ivoire. (Sur un autre présentoir, une imitation de livre ancien de doléances, dont la couverture dorée est incrustée de la fameuse tête-de-mort, attend vos commentaires – note de l’auteur). D’un autre côté, une certaine clientèle à l’allure patibulaire fait plus vraie que nature, tels leurs ancêtres parfois privés d’un membre suite à des bagarres ou des incidents de navigation, membres qui étaient remplacés par des crochets de boucher pour les mains et des morceaux de bois, parfois joliment sculptés, pour les jambes. C’est dans un tintamarre d’éclats de rire et de voix portées par des braillards postillonnant leur biture qu’Emma passe la porte de « L’Angel Rock » de Percheville, une porte qui s’ouvre sur un autre monde, sentiment bien accentué par un éclairage jaunâtre ainsi que quelques recoins sombres et rougeoyants. Les premières « gueules cassées » qu’elle croise sont comme elle le craignait, pour la plupart, ses propres employés de la scierie. Par réflexe, Emma baisse les yeux sur la tête-de-mort aux ailes d’ange du tapis de l’entrée et se fige, un instant paniquée, cogitant au plus vite afin de garder une attitude à peu près « normale » face aux regards persistants qui l’entourent. Est-ce le portrait de Johnny Depp dans : « Pirate des Caraïbes » qui l’empêche de tourner aussitôt les talons, ou la chanson disco d’Amii Stewart qui lui rappelle d’agréables souvenirs de son adolescence ? À ce moment précis, elle sent qu’elle perd l’équilibre avec cette sensation d’être au bord du vide, sur la planche du condamné, juste au-dessus d’un banc de requins assoiffés de scandales. Ces « pirates », qui la titillent, la narguent, la défient par un brouhaha incessant. « Tu renonces ou tu l’affrontes, ce putain de monde réel ? », s’encourage Emma. « Que ce soit à la scierie ou n’importe où sur cette Terre, c’est TOI la patronne, merde ! », lui souffle sa voix intérieure, répétant à plusieurs reprises ces derniers mots, jusqu’à ce qu’elle en soit persuadée elle-même, de toutes ses tripes, de tout son cœur.
Après avoir été déshabillée des mirettes par la quasi-totalité des mâles alcoolisés, Emma relève la tête et quitte la planche du « jugement dernier » afin de rejoindre le comptoir où l’attend « Moby Dick », le gérant obèse au crâne chauve suintant de gouttelettes, et dont le tatouage représentant le fameux cétacé est devenu une référence pour les « réguliers ». Toute l’histoire était arrivée un soir de cuite, devant l’écran de télévision du pub qui diffusait ce film culte sur les chasseurs de baleines. Un classique des années cinquante, dont le patron des lieux avait été la principale victime, harponné par les « lourdes railleries » de ses convives ivre-morts qui le comparaient à la fameuse « baleine blanche », du chef-d’œuvre de John Huston. Sous le tatouage, trois lettres en majuscules : MOB, le « O » était incrusté d’une tête-de-mort avec denture. À l’extrémité du comptoir, avachie dans sa robe à fleurs rouge et jaune, « Henriette », sa « moitié », plongée dans une revue addictive style Gala, pousse un soupir à chaque nouvelle page.
Alors qu’elle s’apprêtait à partir à l’abordage du comptoir en bois zingué, un type déboîte par sa droite et la bouscule.
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Eh ! Doucement ! Regardez où vous march…
Emma croise le regard de son agresseur involontaire… ou pas. Un jeune homme brun, typé, magnifique – Manuel. Blouson de cuir râpé et chemise blanche, une pinte bière dans chaque main, un mixte entre l’aventurier du style Alain Delon de la fin des années soixante et le détective privé charismatique de ces vieux films de gangsters américains dont elle raffolait étant gamine. L’homme repart vers le fond du bar, après l’avoir bien jaugé d’un œil noir, comme si c’était lui qui venait d’être bousculé. « Un peu gonflé le beau mâle ! », se dit Emma en le regardant disparaître dans la masse de clients rigolards et bruyants. Il lui faut alors un certain temps pour réaliser que cette apparition éphémère ne lui est pas inconnue. Elle a déjà vu ce « Don Juan » des bars quelque part, récemment, mais où ? Elle qui ne sort quasiment jamais de sa tanière, ça devrait être facile de… « Mais oui ! s’exclame-t-elle intérieurement. C’est le type, sur la route ! L’auto-stoppeur que j’ai failli écraser ! » Emma comprend alors pourquoi le beau mâle, aux deux pintes de bière, la dévisageait avec un certain ressentiment.
Appuyés sur le zinc jauni du comptoir, deux types louches, mal rasés et suintants, conversent avec Mob. Le plus petit, Al, porte un cache-œil, objet qui, au temps des « pirates », habituait l’œil masqué au noir en cas de combats nocturnes ou dans les cales des bateaux. Par cette astuce, ils avaient alors moins de difficulté à s'adapter à la pénombre et étaient donc plus réactifs. Au moment de passer de la lumière du jour à l'obscurité, ils inversaient juste le cache-œil de place. À l’opposé du petit Al, qui ne tient pas en place, Rog est un grand mince calme au long nez. Ces « Inséparables », sobriquet donné par leur entourage parce que jamais personne ne les a vus, l’un sans l’autre, rappelle les personnages de Croquignol (Rog) et Filochard (Al), deux des trois héros de la bande-dessinée du début du siècle dernier : « Les pieds nickelés ». Cerise sur le gâteau, leurs tenues en cuir râpé portent la marque des « Hell’s Angels », tenues de camouflage, cela dit, au vu de leur job à plein temps dans la police municipale. Les deux flics, hors normes, se redressent à l’arrivée d’Emma. Moby Dick s’adressent à ses vieux potes de toujours.
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Eh ! Cassez-vous, sales flics ! Voyez pas que madame veut quelque chose… ! dit le taulier en écartant les gaillards d’un bras droit qui a la taille d’une massue. Bienvenue chez « Moby Dick », M’dame !
Les deux « Hell’s Angels » franchouillards s’écartent en bousculant d’autres râleurs bien éméchés.
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« Moby Dick », reprend Emma, alors que l’intéressé désigne son crâne rond et tatoué ainsi que ses grosseurs de cétacé.
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La ressemblance ! s’en amuse le patron du bouge. C’est pas croyable, hein !
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Ouais ! lance Al. Juste que ça s’appelle « usurpation d’identité », Mob !
Il n’en faut pas davantage pour galvaniser les accrocs du comptoir dans des éclats de rire explosifs, agrémentés de commentaires dignes de supporters d’une équipe de foot, ce que ne manque pas de penser aussitôt Emma qui laisse filtrer le sourire discret de la bourgeoise, habituellement éconduit par ce genre de « raz-de-marée » populaire. D’un autre côté, elle scrute la salle à la recherche du beau brun ténébreux, au cas où elle le croiserait de nouveau, afin de s’excuser de ce qui s’est passé sur la route et aussi peut-être d’en apprendre un peu plus sur cet homme dont l’image reste gravée dans son esprit… Une toux rauque, expectorée par la « baleine blanche », sort Emma de ses songes.
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Enchantée, Monsieur Moby Dick, place-t-elle alors dans le calme relatif, au creux de la vague déferlante des hilares de comptoir.
Ce qui ne manque pas de relancer une seconde vague de rigolade parmi l’entourage proche de Mob, les seuls à avoir capté la formule de politesse de la nouvelle recrue de « l’Angel Rock ». La « baleine blanche » tire à présent sur le rouge, cherchant une planque derrière « le comptoir de la honte ». À la limite de la syncope et du désastre, le Mob subit le regard critique de sa dulcinée qui le rend bien minable en le désignant d’un doigt délateur, auquel elle ajoute pour l’occasion un éclat de rire digne de la célèbre Castafiore, des « Aventures de Tintin »… En fouinant bien dans ses souvenirs, Mob ne se rappelle pas qu’une femme lui ait dit, même dans ses meilleurs jours, être « enchantée » de le connaître. « Aucune femme m’a jamais sorti un putain de truc pareil, se dit-il ». D’ailleurs, en y réfléchissant bien, l’expression récurrente dans la bouche d’une femme à son égard était plutôt : « Eh ! Tu m’écrases, Mob ».
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Oui, M’dame… répond Mob, la timide baleine brimée. Je… Vous prendrez quoi ? Le premier verre est offert par… (Mob tombe sur le regard assassin d’Henriette.) Par… Par la direction, conclut-il en désignant d’un signe de tête discret sa chère et tendre épouse qui approuve avec un sourire de circonstance.
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Une spécialité à me faire découvrir, peut-être ? se renseigne Emma.
Emma esquisse un sourire narquois à l’intention d’Henriette – rien de mieux pour déclencher les hostilités, ou au contraire se prendre un vent d’indifférence en pleine poire. Henriette choisit plutôt la seconde option en replongeant dans son magazine, certes bien plus important que les scènes de jalousie qu’elle a fait subir à son « Mobychou » depuis « la nuit des temps » et dont elle commence à se lasser, après trente années d’une vie commune dans la « limonade alcoolisée »… Il souffle le « Moby Dick », souffle tel le cétacé qui évacue le « trop-plein » avant que ça ne déborde de toutes parts, ajoutant un sourire embarrassé qui ressemble davantage à une grimace qu’autre chose, alors que ses potes rigolards, piliers de comptoir, se saoulent à vomir. Ce qu’ils font de manière régulière en tentant, pas toujours avec succès d’ailleurs, de rejoindre les toilettes en fond de cale – « le Genre Humain dans toute sa laideur » quoi !
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Le « cocktail maison », peut-être ?
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Dites-moi de quoi il s’agit exactement, et je déciderai si…
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C’est un cocktail de feu, m’dame ! Il arrache ! Prenez ce truc-là et vous pourrez tenir toute la nuit !
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« Tenir toute la nuit »… Je ne crois pas, non.
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Ben, sinon, j’ai « l’assommoir ». Comme son nom l’indique, il vous « assomme », celui-là.
Deux clients édentés s’étouffent de rire. Le regard de la châtelaine fait le tour de l’assistance, toujours à la recherche de son jeune aventurier qui semble avoir, à son grand regret, abandonné le navire. C’est à ce moment qu’elle réalise qu’un nombre important de regards vitreux sont fixés sur sa personne.
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Écoutez, dit-elle alors avec discrétion. Je ne compte pas me saouler et…
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Si c’est pour le retour, m’dame, pas de problème… ! précise Mob, qui monte le ton à l’intention de sa clientèle bien bourrée. J’ai des chauffeurs à tire-larigot, ici ! Hein, les gars !
Tous, à part ceux qui se tiennent de leurs deux mains au bastingage en zinc, lèvent un bras volontaire vers le ciel – sans doute une façon de défier Saint-Christophe, le protecteur des voyageurs, ou simplement s’en remettre à lui, en toute confiance. D’ailleurs, qui ne ferait pas confiance à un Saint ? Certains y vont même les yeux fermés – la confiance peut parfois s’allier à la bêtise, surtout en matière de croyances religieuses. Chacun porte donc sa croix, mais celle de l’irresponsabilité mène tout droit au cimetière… « Toujours confiance en Saint-Christophe, les gars ?! », cri l’auteur en colère.
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Quelqu’un est-il vraiment sobre, ici ? s’interroge Emma, toujours discrète.
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Sûr que… Mes clients sont habitués à rentrer chez eux plutôt bien… disons…
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Grisés ?
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Tu entends ça, Rog ? dit Al. Le taulier est en train d’avouer qu’il laisse ses clients prendre leur véhicule sous l’emprise de l’alcool. Tu entends ça ?
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Ok, intervient Rog, désignant la salle entière en vacillant lui-même sous les effets de l’alcool. Vous êtes tous en état d’… ou plutôt pas en état…
Le Rog cherche ses mots. Les clients le sifflent, le charrient, certains l’insultent.
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Tu voulais dire quoi, Roggy ? demande Al. État lamentable, état d’arrestation ?
Les insultes et les sifflets s’amplifient. Rog lève un doigt, censé être autoritaire.
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Là… y’a outrage à la police et… Putain ! Vous êtes tous en état… !
Une meute de pirates, braillards et bien torchés, s’empare de Rog et Al pour les entraîner jusqu’à la sortie.
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Doucement les gars ! dit Al qui hurle pour se faire entendre. La dernière fois, vous avez raté les sacs-poubelles ! Pas cool ça, les mecs !
Une voix grave résonne à l’oreille d’Emma après que les deux compères soient éjectés du rafiot pirate, dans un soulèvement de rires gras.
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Madame Balmer… Vous ne devriez pas rester ici.
Emma se retourne vers l’homme. Curieusement, ses yeux tombent en premier lieu sur ses boots rouges de randonneur, bien fatigués. Elle ne connaît qu’une personne qui porte ce genre de chaussures dans la région – son principal responsable en charge de la scierie, Léo Baltard.
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Que se passe-t-il, monsieur Baltard ? Un problème ?
La cinquantaine dégarnie, une baraque de près de deux mètres, Léo Baltard éponge son front en sueur d’un revers de main. Il pue l’alcool sous son blouson de cuir marron qui recouvre un débardeur jauni par le temps. Léo fait déplacer sa patronne d’un mouvement de tête, vers le fond plus sombre du pub.
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Ben… ici, c’est pas un palace, m’dame, vous savez !
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Je sais très bien où je suis, rassurez-vous.
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Ces types sont tous des brutes. Ce « bouge », c’est pas la place pour une femme comme vous… Regardez autour, beaucoup de vos employés sont ici et… Je veux dire… Si votre mari était encore de ce monde, paix à son âme, il trouverait peut-être que…
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Mon mari était votre patron, dit Emma, à la fois autoritaire et furieuse. Et vous devez savoir qu’il fréquentait régulièrement ce « bouge », comme vous dîtes, et sans sa femme, si vous vous souvenez bien.
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M’dame Balmer, relance Léo qui cherche à éviter le sujet. Vous voyez bien…
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Monsieur Baltard… (Léo cesse de parler devant l’attitude autoritaire d’Emma.) Rejoignez donc vos amis, et merci à vous d’être aussi attentionné à mon égard.
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Mais, je…
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Vous pouvez disposer… (Léo écarquille les yeux.) Passez une bonne soirée, loin de moi, si possible… Merci.
Face à l’attitude opiniâtre de sa patronne, et les réactions sournoises de l’entourage, Léo fulmine de rage. Jamais une femme n’avait osé lui adresser la parole de cette façon, surtout en public. Cherchant à abréger au plus vite cette humiliation, il approuve d’un bref signe de tête et s’en retourne vers ses potes de beuverie. Emma savoure le moment en rejoignant le comptoir. Elle lève le cocktail que Moby Dick vient de lui déposer sur le zinc. Mob réplique aussi sec. Il s’empare de la pinte de bière d’un employé de la scierie alors que celui-ci est sous le choc de la fessée que son chef vient de se prendre dans les chicots par une « espèce de femelle », comme il a l’habitude de qualifier ces dames, surtout quand il prétend partir « en chasse » afin de satisfaire son appétit sexuel de vieil ours mal léché. Il est certain que le « chasseur de femelles » n’apprécie pas que sa patronne, qu’il dénigre de façon systématique devant ses tâcherons comme une « petite bourge » incapable de gérer quoi que ce soit de son entreprise, affiche un air jubilatoire tout en appréciant quelques gorgées de son cocktail. Ignorant ce « macho en chef » qui lui délivre une flopée de coups d’œil assassins, Emma scrute la salle conquise à sa cause. Admirée, plébiscitée comme « la « femelle » qui a ridiculisé Léo », Emma Balmer sera donc devenue, en quelques secondes, la femme dont on va parler longtemps dans la scierie comme d’une héroïne, notamment parmi ceux qui subissent, de manière récurrente, la violence morale de ce véritable tyran qu’est Léo.
Le visage d’Emma s’éclaire au moment où elle croise le regard du jeune homme assis à une table, dans un recoin isolé de la masse bruyante, face à ses deux pintes de bière. Son air hostile à son égard lui fait froid dans le dos, ce qui rappelle à son bon souvenir qu’il s’agit bien de l’auto-stoppeur qu’elle a failli écraser dans la matinée.
Après avoir passé un bon moment à le chercher au milieu de cette foule de clients éméchés, Emma commence à hésiter. Comment va-t-elle justifier ce petit incident de la route dont elle est entièrement responsable ? « C’est le moment de se faire violence, ma petite Emma. », pense-t-elle alors en se disant que, si elle est capable de « faire la leçon » à Léo, devant une foule qui n’était pas à l’origine soumise à sa cause, elle peut aussi bien reconnaître ses fautes face à un seul homme – aussi jeune et séduisant soit-il.
Armée de son cocktail, Emma s’encourage. D’une main levée, elle salue ses nouveaux camarades avant de se diriger vers la table du jeune loup solitaire, en espérant qu’à son tour, elle ne va pas être dévorée toute crue.
C’est en avançant entre les clients qu’Emma perçoit les bribes de louanges de certains employés. À part un : « salope », isolé et à peine audible, elle pense avoir suffisamment de voix pour se présenter aux prochaines élections municipales. Toujours méfiante, la châtelaine surveille les alentours. On ne sait jamais ! Un couteau dans le dos de la part d’un malade est vite arrivé. Surtout que les figures patibulaires qui l’entourent, sous les couleurs ondoyantes des projecteurs, ont de quoi inquiéter. Elle est même persuadée que, depuis le moment où elle a quitté Mob et sa clique de pirates normands, elle est la cible des « messes-basses » de ces lourdingues, alcooliques invétérés de père en fils.
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Excusez-moi, dit-elle, se jetant à l’eau à peine arrivée à la table. Je me demandais si vous étiez celui que j’avais, euh… croisé… ce matin, sur la route de la falaise ?
Le jeune homme esquisse un sourire, sans daigner répondre. D’un coup de menton, il indique la chaise face à lui, comme s’il l’avait préparé pour ce moment bien précis. Tandis qu’elle s’assoit en tentant d’éviter les maladresses classiques, comme de renverser la moitié de son cocktail, le jeune homme étanche sa soif de quelques gorgées de bière.
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En effet, dit-il, avec un petit accent Espagnol. Tout comme vous, je me demandais quand je vous ai bousculé tout à l’heure, si vous étiez le chauffard qui avait failli me tuer sur la route de la falaise.
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Je suis vraiment désolée, dit Emma. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je… Mais… que faisiez-vous sur la route… ? (Le jeune homme s’amuse du comportement confus de son invité.) Vous faisiez du « stop » évidemment, mais vous…
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Je vous attendais… sûrement… Personne d’autre ne circule sur cette route, n’est-ce pas ?
Emma réalise que le bel étranger audacieux se fiche d’elle.
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En effet, dit-elle en jouant le jeu. Cette route m’appartient et vous n’avez aucun droit d’y circuler sans mon autorisation.
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Le monde vous appartient, c’est bien ça ? relance le bellâtre provocant. Vous écrasez ceux qui vous gênent, hein !
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J’ai été à bonne école. Il fut un temps où j’avais un expert à la maison.
Le jeune homme paraît soudain embarrassé, mais se reprend vite devant sa charmante invitée.
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En fait, je fais de la marche, tous les matins.
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De la marche et de l’auto-stop, en même temps ?
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Après la marche, l’auto-stop, avoue-t-il d’un sourire éclatant.
Emma est sous le charme du jeune latin. Ses yeux contemplent sa beauté hispanique, mais ses pensées naviguent entre un passé et un présent où se mêlent des instants aussi intimes que précieux, des instants comme la châtelaine ne pensait jamais plus en vivre que par une ribambelle de souvenirs enfouis, dans les tiroirs secrets de sa mémoire. « Comment ne pas être aussi intimidée qu’à son premier rendez-vous, qui date déjà de quelques années ? », pense-t-elle alors en piquant un fard, certes invisible sous l’éclairage rougeoyant du recoin où elle se trouve, quasiment seule face à « la beauté du diable », et cela, malgré tous les yeux envieux qui doivent être fixés sur eux. Le monde pourrait s’écrouler, comme on dit dans ces moments-là, qu’elle s’en ficherait totalement.
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Hum… ! Ça va aller ? demande-t-il, alors qu’il sent son invitée rêveuse.
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Oui, pardon… Écoutez… Je… j’étais dans un état… Comment vous dire… ?
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Interrumpe… (Elle l’interroge du regard.) Perturbée.
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Oui, il n’y a pas d’autres mots… Et c’est… Disons que…
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Tous ne méritent pas d’être écrasés, n’est-ce pas ?
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Tous ?
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Les hommes… (Emma cherche où il veut en venir.) Enfin, à part Léo, peut-être…
Emma comprend la blague avec un temps de retard. Elle éclate de rire tandis que son interlocuteur la dévisage avec une pointe de mystère au fond des yeux et des questions plein la tête, légitime pour un jeune homme perdu, loin de chez lui, mais aussi en pleine recherche d’identité, face à cette femme d’une grande beauté qui pourrait être sa mère et qui cherchait peut-être à le tuer sur cette route déserte « qui lui appartient », pour une bonne raison. Inconsciemment, peut-être par instinct, pense-t-il, mais pour une bonne raison.
REFUGE
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Je vous attendrai au Salon du livre de Bretoncelles, le dimanche 27 octobre 2019, pour la dédicace de mon nouveau roman : "REFUGE".