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Le Secret du sunbird

 

 

PROLOGUE

L’OCEAN ATLANTIQUE NORD – octobre 1935

            Sur le pont du Concolda, en route pour l’Amérique du Nord, je m’accrochais fermement à la rambarde avec la ceinture de cuir que m’avait offert mon père pour mes vingt-trois ans, quelques jours avant sa mort. La tempête, qui avait refoulé les passagers dans leurs cabines, commençait déjà à prendre une ampleur exaltante malgré la véritable torture infligée par les embruns glacés et salés sur mon visage couvert de blessures, souvenir récent d’une rencontre avec trois marins du navire. Ceux-ci m’avaient pris à partie dans la salle des machines où ma foutue curiosité m’avait entraîné.

  • Eh ! C’est pas toi, Paul ? T’es pistonné par « le vieux », hein !

  • Sûr que c’est lui ! L’a pas payé son billet M’sieur Paulo, hein !

  • Faut payer, mon gars... faut payer... !

            « Le vieux » c’était André, le commandant de bord, ami de toujours de mon père. J’ai vraiment dérouillé. Il est certain que ces gaillards-là ne devaient pas beaucoup aimer leur patron.     

            Je fixais le roulement des vagues la gorge serrée et les yeux embués de larmes. Une angoisse montait en moi. Un sentiment profond de solitude. La nausée me fit vomir dans l’océan.

            De retour à ma cabine, trempé jusqu’aux os, frigorifié, je me changeai rapidement et dépliai ma carte des Etats-Unis d’Amérique sur ma banquette lit. Mon doigt suivit le parcours que je devais emprunter de l’Etat de New York jusqu’en Arizona.

 

 

1

 

AMERIQUE DU NORD – DESERT DE L’ARIZONA – janvier 1936

 

            L’aube – Le ciel commençait à blanchir. Le vent se mettait à siffler entre les pierres, balayant le paysage désertique qui s’étirait à perte de vue. Un grattement métallique venait par instants perturber la monotonie du lieu. Les restes d’un petit avion à hélices étaient enfoncés dans le sable. La carlingue poussiéreuse et râpée révélait à peine l’inscription  « Boomerang ». Dans le cockpit, deux squelettes d’aviateurs étaient harcelés par un vautour qui piétinait le fuselage avec virulence. Sa silhouette majestueuse se découpait sur un soleil naissant.

 

EAGLETOWN, ARIZONA – juin 1936

 

            Vu du ciel, Eagletown, bâti à la hâte à la fin du siècle dernier par des conquérants de l’Ouest américain, semblait se dresser au milieu du désert telle une ville fantôme. Seul le son régulier de la cloche de la petite église blanche prouvait que l’endroit était encore peuplé.

            La fenêtre de la chambre de Teddy était ouverte sur la rue. Les petits oiseaux de bois colorés d’un mobile s’entrechoquaient à la demande du vent. La pièce, encore sombre, était dans un capharnaüm indescriptible. Sur le parquet s’entassaient bouquins, cartes géographiques, papiers gribouillés de formules mathématiques... Au beau milieu des vêtements, en vrac sur le sol, émergeait une imposante machine à écrire que le soleil frappa alors de ses rayons. Dans l’alignement de l’astre, le visage rond du jeune américain de 21 ans grimaça avant de se cacher sous un oreiller couvert de notes. La porte s’entrouvrit. Teddy devina vite qui était l’intrus.

  • Non, Bullet… non !

            Le Saint-Bernard le tira des draps, comme à son habitude. Dans un sursaut, la main de Teddy palpa le sol sous son lit ; il ramassa ses lunettes rondes qu’il s’empressa de mettre sur son nez.   

  • Ce satané… ! Teddy s’apprêtait à jeter un livre vers le gros chien qui détala aussitôt hors de la chambre. Grand lâche, va… !

            La bête laissa échapper un aboiement rebelle. Le jeune homme grommelait en grattant ses cheveux blonds en bataille.

  • Je maintiens ce que j’ai dit.

            Son air rêveur s’égarait à présent vers un ciel sans nuage. Il était perdu dans ses pensées, un long moment.

            Enfilant et boutonnant son jeans usager à la va-vite, Teddy sortit de sa chambre pour longer le couloir. Il s’arrêta un moment devant une porte, écouta, puis continua jusqu’à une seconde porte face à l’escalier qui descendait vers le rez-de-chaussée. Il tendit l’oreille sur un bref gémissement et tourna lentement la poignée. Par l’entrebâillement, on pouvait distinguer Jenny en travers de son lit : une adolescente aux couettes brunes plongée dans un sommeil tourmenté. Teddy afficha une mine soucieuse avant de refermer la porte puis il descendit les marches deux par deux.

            Dehors, Eagletown commençait à peine à sortir de sa torpeur. Dans la cuisine, le robinet de l’évier goûtait sur une vaisselle de trois jours. Teddy se servit une tasse de café de la vieille cafetière cabossée et la reposa sur le poêle ; il s’assit ensuite derrière la table en bois et s’enfila une gorgée tout en avalant ses pancakes au sirop d’érable. Dans son coin, le chien léchait désespérément son écuelle déjà vide. Le jeune maître mâchonna la bouche pleine.

  • T’es qu’un goinfre.

            Un sourire moqueur s’inscrivit au coin de ses lèvres à la vue de la triste expression de l’animal.

            Teddy allait sortir de la maison quand Bullet s’interposa entre lui et la porte d’entrée.

  • Tu peux quand même venir… si tu peux.

            Le chien balaya gaiement le plancher de sa queue touffue. La porte s’ouvrit. Teddy stoppa sur le perron, ajusta ses lunettes, et défia Bullet du regard – ce dernier répondit au défi par un grognement sourd. Les deux complices se précipitèrent vers la petite barrière de bois qui entourait la maison. Ils sautèrent de concert pour se retrouver dans la rue. Le saint-Bernard avait, sans conteste, deux pattes d’avance.

  • Ok, t’as gagné… Admit Teddy en offrant à son chien un biscuit qu’il tira de la poche arrière de son blue-jeans.

            Le vieux Joe applaudit comme de coutume, armé d’une bouteille de whisky et installé depuis l’aube sur le rebord de sa fenêtre, juste en face de la maison du jeune homme. Il brailla d’une voix rocailleuse.

  • Salut le bricoleur ! Avec indolence, Teddy renvoya la politesse d’un salut militaire. Bullet aboya.

            La vieille grange était située à une centaine de mètres de la ville. Perché sur le toit du baraquement, un vautour à l’œil vif veillait. Teddy et son chien avancèrent jusqu’à la porte.

  • Eh, salut Sam ! lança-t-il en introduisant sa clé dans la serrure. T’as bien gardé la maison ? Personne n’est venu ?

            Le rapace poussa un cri strident en guise de réponse. Teddy scruta vaguement les alentours en mettant sa seconde clé dans le cadenas reliant la chaîne à la porte puis donna une œillade à son chien.

  • Tu connais les conditions : « pas de bêtises ou tu restes dehors… » (Bullet protesta d’un grognement. Le maître afficha un air taquin.) Et le soleil est plutôt coriace en ce moment.

            L’animal jappa en se pourléchant le museau. La chaîne tomba sur le sol sablonneux.

 

2

 

            Déjà cinq mois depuis mon départ de France. Je restais pensif devant ce paysage magique de roches rouges et suivais l’évolution d’un vautour qui se déplaçait lentement sur un ciel bleu infini. Avec cette chaleur étouffante, le moindre geste demandait un effort conséquent, même le simple fait d’essuyer mes vêtements poussiéreux, ce qui semblait amuser mon sympathique chauffeur. Je venais de quitter Phœnix pour me retrouver sur une route sans virage, dans la voiture benne de ce vieux paysan au sourire niais dont je ne comprenais pas un mot. Il faut dire que mon anglais se rapprochait davantage du britannique éduqué que du bouseux américain. Je réussis tout de même à lui faire comprendre ma destination… par écrit.

            Arrivé à bon port, je glissai comme promis cinq dollars dans la poche de la combinaison graisseuse du vieil homme et m’aventurai dans ce trou perdu au milieu du désert nommé : « Eagletown ».

            J’avançais au milieu de la grande rue sous un soleil de plomb, dévisagé par les habitants que je croisais, et aussi par d’autres qui me guettaient de derrière leurs fenêtres. Du saloon émergeaient des voix indistinctes et des éclats de rires. Face à moi, l’église, récemment repeinte, semblait être l’édifice le mieux entretenu de la ville. Ce qui soulignait à l’évidence la foi extrême des américains, plus soucieux de protéger leur religion que leur maison. Aujourd’hui, je me sentais vraiment étranger. Je n’osais m’adresser aux gens de peur de ne rien comprendre à leur jargon, ou simplement pour gagner du temps. J’avais grande envie de quitter ce lieu au plus vite.

            Aux limites du patelin, je retrouvais devant moi le désert et des montagnes rocheuses à perte de vue. Une vieille grange un peu éloignée de la ville était surmontée d’un rapace. Je sentis alors qu’on m’observait. J’épongeai mon front d’un revers de manche de mon costume déjà bien élimé puis détournai mon regard vers la dernière maison en bois sur ma gauche. Assise sur une terrasse, dans un fauteuil roulant, une femme aux longs cheveux gris vêtue d’une simple robe blanche ne me quittait pas des yeux. Je m’approchai, comme attiré par ce personnage figé qui devait avoir la cinquantaine passée, puis posai mon sac devant la petite barrière blanche qui ceinturait la demeure. Je pus alors apercevoir ses yeux d’un bleu clair hypnotique. J’étais très impressionné sans en connaître la raison.

  • Je cherche une certaine madame Lefèvre. Elisabeth Lefèvre. Vous la connaissez, peut-être… ?

            Ma voix tremblotante se perdit au fin fond du désert américain. La femme aux cheveux gris resta muette et le regard fixe. J’insistai une dernière fois.

  • Je suis Paul, le fils d’Emile Lefèvre. Je cherche ma… cette personne, madame Lefèvre. Je crois qu’elle s’appelle aussi Adler mais elle… son prénom est Elisabeth.

            Frustré de n’être pour elle qu’un fantôme, je me dis à moi-même en ramassant mon sac.

  • Tu perds ton temps ici.

            J’amorçai un pas avec la ferme intention de rebrousser chemin quand je perçus la brillance d’une larme sur sa joue. Elle était émue. Elle entrouvrit ses lèvres comme pour me parler mais aucun mot ne vint. Je compris que je l’avais trouvée. Au même moment, une voix de jeune fille intriguée se fit entendre, comme si elle avait besoin d’une confirmation.

  • Qui êtes-vous donc ?

            Je levai la tête vers une fenêtre à l’étage. Une adolescente à la bouille avide tirait nerveusement sur ses couettes brunes.

  • Je suis Paul, le fils d’Emile Lefèvre et…

            Elle plaqua ses deux mains sur sa bouche en lâchant un « Mon Dieu… ! », avant de disparaître entre les rideaux. J’entendis la petite furie dévaler un escalier puis la vis réapparaître pour se retrouver bientôt derrière celle que j’étais venu rencontrer. Elle dit en forçant sa voix fluette afin de surmonter sa nervosité.

  • C’est bien Elisabeth Adler ! Euh… et aussi, Madame Lefèvre ! Elle est comme ça depuis plus de trois ans et… Vous êtes son fils, alors ?

            Mon sac glissa entre mes doigts pour s’écraser sur le sol. J’ouvris machinalement la barrière et avançai jusqu’à ma mère. Je posai un genou sur le plancher grinçant de la terrasse et pris ses mains crispées sur sa robe. Je cherchai son regard qui restait fixé sur la rue.

  • Je… je suis venu…

            Un silence pesant s’installa durant des secondes qui me parurent une éternité. Je ne trouvais plus mes mots. Après avoir embarqué sur le Concolda, je n’avais cessé de penser et repenser à la façon dont j’allais annoncer la mort de papa à cette famille qui me paraissait plus qu’étrangère. En fait, je n’avais pas souhaité revoir un jour cette femme qui était ma mère et qui m’avait abandonné sans jamais, à ma connaissance, chercher à me retrouver. Je ne le faisais que pour mon père, en sa mémoire, juste parce qu’il me l’avait demandé. J’avais promis. « Faut-il vraiment que je la prenne dans mes bras ? » Songeai-je alors sans laisser paraître aucune émotion.

  • Emile… Papa est mort.

 

***

 

            Jenny m’entraîna vers la grange où bricolait mon demi-frère. J’appris en chemin que ma mère était atteinte d’une maladie inconnue. « C’est souvent ce que disent les docteurs quand ils ne savent pas guérir leurs patients », m’avait livré spontanément l’adolescente. Je pensais avoir aussi une demi-sœur jusqu’à ce qu’elle m’apprenne qu’elle était la fille d’un premier mariage de son père Steve ; Steve qui était en outre le père de Teddy. C’était peut-être la raison pour laquelle jamais Elisabeth ne l’avait mentionné dans les lettres qu’elle écrivait à mon père.

            Je lui demandai pourquoi, ni Teddy, ni elle, ne nous avaient écrit qu’Elisabeth était malade. Elle répondit sèchement qu’ils n’avaient pas envie de s’en mêler, qu’ils avaient déjà trop souffert de ces correspondances régulières avec mon père. Correspondances qui avaient, au fil des ans, envenimé gravement les relations entre leurs parents. Pour Jenny et Teddy, elles étaient sûrement l’unes des causes du départ de leur père pour un tour du monde avec le « Sunflyer », avion qu’il avait semble-t-il fabriqué lui-même. Le père était un fou d’aviation ! Depuis qu’Elisabeth était tombée malade, il ne vivait plus que pour son projet et passait ses nuits dans la grange. Un matin, il partit en laissant une note sur la porte : elle disait qu’il ne reviendrait peut-être pas mais qu’il donnerait de toute façon des nouvelles – cela faisait déjà plus d’un an sans aucune nouvelle. Aujourd’hui, Teddy n’avait qu’une idée en tête : refaire le parcours du « Sunflyer » que son père avait laissé sur un plan et tenter de le retrouver.

            Jenny s’emporta soudain.

  • Il l’admire ! Comment peut-on admirer un père qui abandonne ses enfants ? Tu trouves ça normal, toi ? Dit-elle, au bord des larmes. Que vais-je devenir avec maman s’il ne revient pas, lui aussi ?

            Je répondis d’un haussement d’épaules embarrassé. Le visage un moment ému de cette femme qui était ma mère revint alors à mon esprit. Son expression en disait long. J’avais senti qu’elle était heureuse de me voir, et presque oublié que je lui en voulais. Avais-je vraiment raison de lui en vouloir ? Désormais, je ne saurai sans doute jamais pourquoi elle était partie sans moi.

            Le vautour perché sur le toit de la grange poussa un cri perçant. Jenny allait frapper à la porte lorsqu’un aboiement suivit d’un ordre ferme résonna à l’intérieur.

  • Tais-toi, Bullet !

            Jenny me parla au creux de l’oreille.

  • Teddy va être content de te voir. Il dit toujours qu’il aurait préféré avoir un frère plutôt qu’une petite pisseuse comme moi. C’est pour me taquiner. Je le sais. Mais ne lui répète rien de ce que je t’ai dit, hein ! En fait, t’es aussi un peu mon demi-frère, n’est-ce pas ?

            J’approuvai d’un sourire pincé. Elle rougit et la porte s’entrouvrit. Teddy montra une partie de son visage par l’entrebâillement de la porte et remonta ses lunettes sur son nez marqué d’une empreinte de graisse.

  • Qu’est-ce que tu veux, Jen ? Je ne t’ai pas déjà dit qu’il ne fallait pas me… (Le frère Yankee me toisa brièvement puis jeta un œil impitoyable à sa sœur.) Qui est-ce, demi-portion ?

            L’adolescente pris son air renfrogné.

  • Ne m’appelle pas comme ça… ! (Puis, de but en blanc, elle se changea en ingénue.) Devine… !

            Agacé, Teddy claqua la porte. Je déglutis en épongeant mon front ruisselant de sueur.

  • C’est ton demi-frère… Paul ! Lança-t-elle énervée. Teddyyyyy, ouvre !

            L’adolescente soupira et croisa les bras en fixant la porte d’un œil sévère. Je me frottai le crâne, embarrassé.

  • Peut-être est-il très occupé, suggérais-je à voix basse.

            Après le passage d’une mouche dans le désert, Teddy rouvrit lentement la porte, un peu plus grande. Il remonta une fois encore ses lunettes en grimaçant, interrogatif. Nous sommes restés à nous regarder un moment, sans un mot.

 

 

 

3

 

            L’horizon était d’un rouge feu et le ciel commençait à peine à accepter les étoiles. Je m’étais baladé une bonne partie de l’après-midi sur les roches avoisinantes, en compagnie de mon demi-frère. On s’était amusés à comparer nos deux vies séparées de milliers de kilomètres.

            D’une hauteur dominant Eagletown, et sans doute sous le seul arbre de la région, Teddy me fit part de son angoisse à propos de son père et de son envie urgente de partir le retrouver. Il devait pourtant savoir, au fond de lui-même, que c’était quasiment impossible : « Une aiguille dans une meule de foin. » En un an, il n’avait pas eu de nouvelles et ce n’était déjà pas bon signe. Mais Ted savait aussi qu’il n’aurait pas la conscience tranquille s’il n’essayait pas. Il ne voulait surtout pas le regretter toute sa vie. Il était vraiment déterminé.

            Le Saint-Bernard me lécha le nez de bon matin. Je me redressai dans le vieux lit grinçant qui avait appartenu à mon demi-frère au début de son adolescence. Mes pieds, couverts de grosses chaussettes offertes par la maison dépassaient largement des couvertures. La pièce ressemblait davantage à un débarras qu’à une chambre. Des objets : livres, lampes, roue de chariot, hélice d’avion et de vieux meubles y étaient entassés. Je ne savais pas encore combien de temps j’allais rester ici mais il fallait que cet endroit devienne un minimum vivable.

            Je descendis l’escalier jusqu’à la cuisine et trouvai Jenny en train de prendre son petit-déjeuner. Elle leva ses yeux pétillants sur moi en lissant gauchement l’une de ses couettes puis entortilla ses fines gambettes sous sa chaise. Elle se hasarda à imiter l’accent français.

  • As-tu bien dormi, Paul ?

            J’esquissai un sourire en coin.

  • Très bien ! Merci Jenny. Et toi… ?

            L’adolescente bougonna, la tête dans son bol de céréales. Je m’informai en indiquant l’étage d’un geste emprunté.

  • Euh ! Elisabeth n’est pas encore levée ?

  • Tu peux l’appeler, maman. Moi, je le fais… (J’en convins d’un rictus évasif. Jenny fronça les sourcils, pensive, puis ajouta.) Maman dort vraiment beaucoup. Teddy s’imagine qu’elle revit les meilleurs moments de sa vie dans ses rêves. C’est pour ça qu’elle dort beaucoup… Qu’en penses-tu, Paul ?

  • On aime toujours se rassurer… (Jenny resta désorientée devant ma désinvolture. Je passai vite à autre chose.) Euh ! Teddy est dans sa chambre ?

  • Tu plaisantes ! Il est là-bas… (Elle indiqua la direction de la grange d’un coup de menton laiteux puis soupira d’un air exaspéré en levant les yeux au ciel.) Il travaille sur sa machine volante.

  • J’aimerais bien voir cette « machine volante ».

  • S’il ne te l’a pas proposé, c’est qu’il ne veut pas te la montrer.

            Sa manière de taquiner était adorable. Je me penchai au-dessus d’elle avec l’intention de la séduire tout en marquant une certaine autorité.

  • Je vais tout de même aller voir ce qu’il fabrique, jeune fille. Qu’il le veuille ou non.

  • Bien sûr, Paul ! Répondit-elle, frétillante, à l’évidence charmée. Tu veux… Euh ! Tu déjeunes avec moi ? Tu as le temps. Il passe la journée là-bas. Toute la journée enfermée.

  • Ca m’a l’air appétissant, dis-je en jaugeant son brunch avec envie.

            La bouche pleine, l’adolescente sourit en approuvant. Je m’assis à ses côtés et me servis. Après un instant, je tentai de savoir avec quelles ressources pouvait vivre leur famille. Teddy ne semblait pas travailler en dehors de ses journées de bricolage dans la grange… Je compris vite quand elle me parla de l’oncle Bob ; le frère d’Elisabeth passait à la maison chaque semaine avec des provisions. Il ne manquait pas de critiquer chaque fois qu’il en avait l’occasion l’attitude irresponsable de Teddy, Steve avait droit à une critique encore plus acerbe. Bob était certainement un brave type mais il était néanmoins impuissant à changer la situation. Je le comprenais, mais peut-être pas autant que je comprenais mon demi-frère. C’était terrible de perdre son père, mais sans doute pire de ne pas savoir s’il était encore en vie, quelque part sur cette Terre.

            Je frappai à la porte de la grange. Il n’était pas neuf heures du matin et le soleil cognait déjà fort. Un bruit bizarre provenait de l’intérieur, une sorte de bourdonnement d’insecte amplifié. Le bruit cessa. Teddy fit taire le chien puis entrebâilla la porte.

  • Salut, Teddy. Tu vas bien ?

  • Ca va… et toi ? demanda-t-il d’un ton fiévreux.

  • Tu bricoles ton avion ? C’est…

  • C’est ça…

  • Je peux peut-être… Je voulus entrer mais il m’arrêta dans mon élan.

  • Plutôt demain… Euh ! Le matin. Je préfère… enfin, je… Il n’est pas prêt, tu vois. Et puis aussi… je n’aime pas que…

            J’amorçai un signe d’entente en reculant d’un pas.

  • D’accord, d’accord…

            Teddy en profita pour refermer sa porte en l’accompagnant d’un embryon de sourire. Je haussai les épaules de dépit et levai les yeux vers le rapace assurément fier de lui.

  • Je le verrai demain, Sam…

            Ce devait être bientôt l’heure du déjeuner. J’étais assis sur la terrasse face à ma mère et lui montrais des photos de moi bébé puis adolescent. Elle ne réagissait pas. Je lui expliquai alors qu’un jour papa avait arrêté la photo ; c’était pourtant sa passion et, à l’époque, il se vantait d’avoir dépensé beaucoup d’argent pour acheter tout son matériel. J’avais alors eu cette période où je ne voulais plus être pris en photo – je devais avoir seize, dix-sept ans. « Avait-il arrêté par ma faute ? »  J’avais la désagréable impression que ma mère ne me reconnaissait pas sur ces clichés. C’était sans doute parce que papa ne lui en avait jamais envoyé. Etait-ce pour la punir d’être partie ou dans l’espoir qu’elle ait un jour envie de voir son fils ? Tout cela me rappelait le temps ou je posais des questions à mon père au sujet de ma mère, des questions la plupart du temps sans réponse. J’ai toujours été révolté, furieux envers les gens qui ne me répondaient pas, qui n’écoutaient pas. Jamais je ne m’y habituerai, songeai-je en fixant ma mère, constante dans l’absence.    

            En fin d’après-midi, je suis resté un long moment sur les roches dominant Eagletown. J’avais besoin de faire le vide, d’oublié un instant ces pénibles histoires de famille en scrutant le fin fond du désert. J’avais quitté mon costume et emprunté, afin d’échapper au soleil de plomb, la chemise à carreaux bleus la plus large de Teddy ainsi que l’un de ses chapeaux. Dans cette tenue, je me sentais tout de suite plus Américain. D’ailleurs, n’étais-je pas moi-même à moitié Américain ? Cet endroit était immense et tellement silencieux que j’avais la curieuse sensation d’être devenu sourd, jusqu’à ce qu’un rapace en transit vienne me rassurer d’un cri tranchant. Pour la première fois depuis mon arrivée dans ce pays, j’étais bien. Il me semblait alors ne jamais avoir vu de paysage aussi beau – Tout ce qui est nouveau est fatalement beau.

            Teddy n’avait pas bougé de sa grange de la journée. Je me demandais ce qu’il pouvait bien dissimuler. Après tout, un avion n’est qu’un avion. Il était sans doute du genre perfectionniste et ne supportait pas de montrer un travail avant qu’il ne soit réellement achevé.

            Le soir venu, nous étions tous les quatre réunis autour de la table de la cuisine. La radio diffusait « What’ll I do », interprété par Bill Atherton. Teddy faisait manger notre mère pendant que Jenny chantonnait en se balançant sur sa chaise. La petite pensait avoir le talent d’une grande chanteuse et, quand elle serait en âge, elle chanterait à la radio. Elle songeait également à devenir actrice, à Hollywood, et rencontrer le beau Clark Gable. Le cinéma, disait-t-elle : « C’est comme une grande et magnifique photographie où les personnes bougent et brillent comme des étoiles. C’est si… si fantastique ! ». La première fois qu’elle avait vu cette chose magique, c’était dans un vrai cinéma, à Phœnix, en compagnie de Teddy et de son père. Elle était à la fois ébahie et écroulée de rire devant les élucubrations d’un trio comique appelé « Marx Brothers ». Elle les imitait à merveille, d’après son grand frère. Elle ne manqua d’ailleurs pas de nous faire une démonstration. En fait, Jenny n’était pas encore décidée.

            Je demandai à Teddy, qui avait un petit sourire moqueur à l’égard de sa sœur, ce qu’il comptait faire après avoir retrouvé son père. Il cessa un instant de nourrir sa mère. Son regard était celui d’un enfant perdu, déboussolé. Il avait l’esprit déjà bien trop occupé par le grand voyage qu’il sentait proche.

            Pendant que Jenny s’amusait à ranger le désordre de ma chambre, j’étais avec Teddy au centre du bazar de la sienne. Il me montra les notes qu’avait laissées son père. Les fiches techniques du « Sunflyer » étaient pour moi du charabia. Seul le chemin de Steve, tracé sur une carte du monde, était impressionnant de précision. Teddy suivit le parcours du doigt. On pouvait aisément imaginer l’ivresse d’un tel voyage à travers des contrées inhospitalières. Je lui demandai ainsi comment son père pouvait être certain de trouver du carburant là où il allait atterrir ? Dans la seconde suivante, il changea d’attitude et me dévisagea d’un œil rusé. J’appris alors que l’avion de Steve Adler, qui était un « Lookheed Orion » de 1932, fonctionnait aujourd’hui différemment des autres. Le secret du « Sunflyer » résidait dans la nature de son carburant. Steve était un génie. Il avait créé l’avion du futur à partir d’un ancien modèle : un avion qui volait avec l’énergie qu’il puisait des rayons du soleil.

  • Un avion à énergie solaire ! Dévoila fièrement le fils de Steve.

            Je suis resté hébété un temps indéfini, sans pourtant vraiment percevoir l’importance de cette révélation. Mon demi-frère tapota mon épaule et je refis surface. J’avais désormais besoin d’en apprendre davantage.

  • Il faut que je le voie, Teddy. Je ne pourrai pas y croire si je ne…

            Teddy m’interrompit d’un signe puis afficha un sourire narquois.

  • Demain matin. Je viendrai te réveiller.

            Je n’avais plus du tout envie de dormir.

 

  Fin de l'extrait.

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